1. La tranchée s’étend sur 800 mètres. Le temps est violemment mauvais. La neige durcit chaque arrête, le vent sculpte les herbes rabougries par la saison, gémit sur le talus, s’acharne sur les buissons, s’énerve contre les piquets. La bâche se gonfle et enfle, malmenée par les rafales. Elle menace de se déchirer, résiste et se tord, se bat dans un bruit d’étoffe mouillée. C’est un chant d’hiver rude et pénétrant. Inquiétant et lugubre. La neige tourbillonne et s’engouffre partout. La bâche noire se recouvre même à certains endroits d’une pellicule blanche que le vent finit toujours par secouer même dans les endroits où elle s’attarde dans un pli… La tranchée n’a pas été terminée. La terre était trop dure, trop gelée. La bâche n’est tendue que sur une petite longueur, il reste des piquets en fagots qui attendent d’être utilisés. A distances régulières, des trous ont été creusés. Les bords en sont durs et luisants de froid. Des trous ronds, assez profonds. Près de la tranchée, le long de la tranchée. Il y a des traces de pas partout, un piétinement confus que recouvre progressivement le blanc de la neige avant d’être lui même absorbé par l’obscurité sans faille d’une nuit sans lune.
2. La neige a disparu. Il fait encore clair. Le jour ne tombera pas avant deux bonnes heures, deux heures et demie peut-être. Tout le monde est au travail. Il a fallu recommencer. La bâche avait cédé. C’était prévisible avec tout ce vent. Il souffle toujours d’ailleurs, compliquant la tâche de tous, mais la neige a disparu. Le paysage est du genre mouillé aujourd’hui, plutôt brun boue que blanc neige. Les travailleurs ont mis des bottes. Le mot a circulé. Ceux qui n’en avaient pas la veille et ceux qui n’étaient pas là la veille ont mis leurs grosses bottes. Ils ont bien fait car ils pataugent dans cette boue glissante. C’est plus facile. On creuse mieux, la terre se laisse briser par grosses mottes réticentes. Il faut retendre les morceaux de bâche. Certains mesurent, coupent et agrafent. Il est décidé de renforcer les jonctions au niveau des piquets car le vent travaille le plastique à l’endroit des agrafes. Les gens ne se connaissent pas tous mais ils travaillent ensemble dans un sentiment de devoir et d’urgence. ça va on a le temps ils ont du retard. Le mauvais temps les a retardés, leur a fait peur peut-être. C’est aussi bien qu’on ait ce temps. On n’aurait pas été prêts autrement… Il y a ceux qui découpent le grillage qui servira de renfort, ceux qui plantent les piquets ou en rajoutent où c’est nécessaire. Il y a ceux qui recouvrent de terre le pied de la bâche à coup de pelle ou de pioche, ceux qui inspectent le travail, vont chercher des outils. Beaucoup ont des bonnets sur la tête, des gants parfois, tous sont bien couverts car l’air est glacial et la pluie qui tombe par intermittence a un arrière goût de neige et se faufile par leurs cols. Les problèmes techniques sont nombreux. La bâche ne tient pas toujours, elle a tendance à s’affaisser, les piquets ne sont pas bien droits, la tranchée n’est pas rectiligne et il est difficile de tendre le plastique suffisamment. Parfois elle se déchire. On a mis les seaux dans les trous. Il y a un peu d’inquiétude car les trous sont plein d’eau. On a bien percé les seaux pour que l’eau n’y reste pas mais si les trous sont remplis d’eau… Un grand morceau de bâche s’envole d’un coup, emportant presque la personne qui la tient par les 2 bouts à la manière d’une montgolfière. Grand cerf-volant noir qui fait fuir les corneilles. On tasse et on appuie sur la terre. Il ne faut pas que le bord du plastique puisse se relever. Maintenant, la barrière serpente et se tord le long du chemin, suit la lisière du bois. Elle se gondole d’un côté et de l’autre mais peu à peu s’allonge de plus en plus vite à mesure que l’habitude vient.
Bientôt la nuit tombe, chacun s’en va. Le lac semble émettre sa propre lumière. Il luit doucement sous le ciel bas. Le bois s’endort dans le bruissement mystérieux de la barrière.
3. C’est le crépuscule. Personne dans les environs. Il est temps. Des hordes silencieuses se mettent en branle. Plutôt lentement, sans précipitation mais avec détermination. Ils savent où ils vont. Ils ont planifié cela il y a des années. C’est un rendez-vous qu’il ne faut pas manquer. Le temps froid a déréglé un peu les prévisions mais maintenant, les conditions sont réunies. On ne les voit pas dans la discrétion de la pénombre et dans leur marche silencieuse, pourtant ils sont des centaines. Les premiers éclaireurs sont partis 3 jours avant, les plus pressés ou ceux qui étaient cantonnés plus bas. Ils n’étaient qu’une poignée. Hier, un petit contingent avait pris le départ. Aujourd’hui, c’est une bonne troupe. Il est difficile de dire si les individus communiquent entre eux. Ils sont de toutes façons comme sourds et aveugles, uniquement tendus vers leur but. Concentrés. Le voyage est silencieux, mis à part un étrange son de froissement et de reptation que personne n’est là pour entendre.
Les premiers se heurtent à la barrière. Ce grand mur qui s’élève devant eux les déconcerte mais ne les arrête pas. Cela fait partie des impondérables. Il y a souvent ce genre de surprise. Les lieux changent vite d’un voyage à l’autre, des obstacles imprévus et variés se mettent en travers de leur chemin mais il faut continuer. Coûte que coûte. Il en va de la survie. Ils suivent donc cette étrange chose qui vient barrer leur route. Elle serpente et se tord. Impossible de passer par dessus, c’est trop haut. Pas question de se faufiler dessous. Certains essaient et s’empêtrent. Il faut la longer. Elle finira bien par s’arrêter. C’est ce qu’il se dit lui, qui est l’un des plus jeunes de la cohorte. Il a entendu les vieux parler de toutes les difficultés de cette expédition. C’est pour lui le voyage d’initiation. Il est transi de peur et d’impatience. Cela fait quatre ans qu’il s’y prépare. Il sent sa volonté se durcir en même temps que le bout de ses doigts. Il est impatient d’arriver et d’accomplir son devoir. Mais le danger ne se présente pas sous la forme qu’il attendait. Il ne se souvient pas d’avoir entendu parler d’un obstacle comme celui-là. Il aurait dû mieux écouter les anciens avec leurs récits de retour de guerre. Peut-être aurait il mieux su que faire maintenant. Il a retenu surtout la description des animaux effrayants qui tuent tant des siens. La mention de ces monstres revient tellement souvent dans les récits et tant de congénères ne sont pas revenus, ont fini leur course comme proies de ces terribles machines à tuer… Ce sont, il le sait même s’il ne parvient pas à les imaginer, d’énormes géants bruyants et nauséabonds qui se déplacent à grande vitesse et ont une carapace terriblement solide et des pattes broyeuses, courtes et très mobiles qui vous déboulent dessus et vous écrasent en un clin d’œil en une rotation fulgurante. Il en tremble rien que d’y penser. Ces bêtes ont des yeux si brillants qu’ils vous hypnotisent. Ces bêtes émettent une odeur qui vous asphyxie. Ces bêtes ont une insensibilité terrifiante. Elles tuent pour le plaisir ou par indifférence. En tous cas, elles ne se nourrissent même pas de leur proie. Un des anciens avait même timidement soulevé l’hypothèse que ces bêtes là souhaitaient exterminer toutes les autres espèces vivantes mais c’était tellement ridicule qu’on n’arrivait pas à l’imaginer. Comment une espèce pourrait-elle vivre sans les autres ? C’était à la fois infiniment prétentieux et tellement absurde. La vie n’était-elle pas une interaction permanente? C’était trop compliqué pour lui, ce jeune novice, mais l’immensité du mystère lui faisait tourner la tête. Il ferma un peu les yeux. Son regard était profond et pensif, une fente horizontale couleur de feu. Il continuait pourtant d’avancer, de longer cet obstacle sombre qui se dressait entre lui et son objectif. Sa marche est laborieuse mais régulière, il a une bonne détente.
4. Et puis c’est la chute. Il n’a le temps de penser à rien. Il est déjà au fond d’un trou rond et boueux. Il ne met pas longtemps à réaliser qu’il est prisonnier. L’espace disponible est vite exploré. Il n’est pas le seul. Il reconnaît vite la masse imposante d’une de ses congénères féminines. D’ailleurs, avant peu, il reçoit sur la tête un corps mou et humide, puis un autre. Ses compagnons se font prendre un à un au même piège. Il entend de loin en loin un petit bruit sourd. Peut-être que leur cas n’est pas unique…
C’est un drôle de remue ménage dans cet espace restreint. Chacun essaie de se dégager de l’emprise des autres, certains cherchent le contact mais la plupart sont trop stressés. Au bout d’un moment, le groupe reste immobile, prostré. Qui racontera à la prochaine génération ce danger là ? et comment l’éviter ? Il sent qu’on l’empoigne vivement sous les pattes et s’étonne presque d’entendre sortir de lui-même le cri de protestation que l’autre comprend immédiatement. Il reste indigné un moment puis se calme. Le calme général d’ailleurs est revenu dans la geôle. Près de lui, une araignée petite et noire se balade à bout de pattes sur le dos des uns et des autres. Personne ne fait attention à elle. Ce n’est pas le moment. Il se met doucement à chanter. Les autres comprennent son humeur, certains joignent leur voix à la sienne. C’est un chant doux et mélodieux, triste et monotone. Il reste proche de la première créature qu’il a repérée dans le piège. Elle ne répond pas à ses avances. Elles ne le font jamais. Elle a la peau qui réfléchit doucement le peu de lumière qui commence à poindre. Elle a un corps marbré et une couleur blonde qui tranche sur le palette des bruns verdâtres des peaux qui l’entourent. Elle est imposante. Il lui a fallu deux ans, peut être trois pour se constituer des forces avant de revenir. Elle n’en est pas à sa première expédition. Peut-être lui tarde-t-il d’en finir et de revenir dans ses quartiers d’été…
Petit à petit il se rapproche et dans la confusion ambiante, dans ce maelström boueux et humide, il se hisse et s’accroche, la prend dans l’espace de ses bras tout en continuant son chant flûté. Dans cette étreinte rassurante, il se laisse aller à somnoler. Il est prêt.
5. Le temps est gris. Le lac aussi est d’un gris sombre. Il est lacéré de lumières changeantes mais comme étouffées. Le groupe des volontaires est nombreux et plein d’énergie. Ils ont commencé à passer et on a bon espoir ce matin. Il est tôt encore mais des enfants se sont joint au cortège. Certains ne sont pas encore tout à fait rassurés. Ils veulent les voir mais d’un peu loin ça suffira… Après tout ne sont-ils pas horribles et plutôt dangereux ? … Des interjections fusent, des cris d’excitation et de plaisir. Des exclamation de dégoût aussi, des mouvement de recul. On savait bien qu’ils étaient moches… Et puis ils sont tellement nombreux ! Pris au piège comme cela, entassés et grouillants. Les seaux sont pleins. Une main attrape vivement un spécimen, le retourne sans brusquerie mais avec fermeté, avec le geste sûr de quelqu’un habitué à des manipulations de ce genre. Le premier a une tache rouge orangée sous le ventre, une cicatrice, signe d’une blessure passée. A tour de rôle, ils sont soulevés et inspectés.
Et puis un enfant frotte ses mains sur l’herbe mouillée. Timidement, il prend un animal dans sa main. C’est un petit, la tête est fine, assez pointue, la peau est plutôt unie et sombre. C’est un mâle.
« Maman, c’est tout doux ! » l’enfant a exprimé le sentiment général. L’impression est très différente de celle qui était attendue, le contact est lisse, ce n’est ni vraiment froid ni râpeux, au contraire c’est d’une grande douceur. Il faut avoir les mains un peu humides et sentir cette vie battre au creux de sa main. Il y a une véritable émotion. Surtout que soudain un chant retentit. Un peu timide mais clair et doux. Les enfants sont émerveillés. « C’est vrai que ce sont les garçons qui chantent ? » demande une petite bien emmitouflée dans un joli bonnet rouge. Dans les boites où ils sont transvasés, plusieurs mâles chantent. Certains des adultes présents explorent les seaux, d’autres identifient, les derniers prennent des notes. Il faut bien regarder la couleur au bout des doigts, plus sombre chez les mâles, mais aussi les aspérités entre les doigts, ces sortes de callosités qui permettent au mâle de s’accrocher solidement sur le dos de son énorme compagne en l’empoignant par dessous la poitrine.. La tête est plus large, les dessins plus fréquents sur la peau et en général plus marqués, la couleur plus claire chez ces dames. Mais surtout elles sont en général plus grosses. Beaucoup plus grosses.
6. Un enfant petit est accroupi près d’une boite. Il a dans la main un petit mâle très vert qu’il observe avec beaucoup d’attention. Il l’a attrapé sous les pattes et l’animal chante. L’enfant le retourne. Sa gorge se soulève et se gonfle et le petit son qui sort est tout doux. Il ne sonne pas comme un reproche mais l’enfant s’interroge. Ils sont tellement calmes. Ils semblent tellement inoffensifs malgré tout ce qu’on raconte sur eux ! L’enfant est frappé par la fragilité de cette gorge qui palpite. Les flancs aussi battent régulièrement. C’est vraiment un être. Un être vivant. L’enfant sait beaucoup de choses. Ça fait longtemps qu’il n’en a plus peur et qu’il combat les préjugés quand il en entend. La maîtresse a bien expliqué, ils ont fait beaucoup de recherche et d’exposés et de dessins et d’histoires et écouté beaucoup d’intervenants et de contes et de chants… mais quand même le sentiment d’exaltation qu’il ressent maintenant, c’est à la bête « en vrai » qu’il le doit. Il lui parle doucement, le rassure et lui explique. Il le remercie pour son chant. Il lui dit qu’il espère que ce n’est pas un signe de protestation mais d’amitié. Lui, l’enfant, il est sûr que la bête comprend que leurs intentions sont amicales. Il s’excuse du piège et de la peur. Du stress aussi. On n’a pas trouvé de meilleure idée. On a fait au mieux. On a beaucoup réfléchi tu sais. Les grands disent que c’était drôlement compliqué. Tu sais, avec les grands c’est souvent compliqué. Même moi, souvent, je ne comprends pas pourquoi. Il fallait des tas de réunions, des tas d’autorisations. Il y a eu des retards, des faux espoirs, des moments où plus personne n’y croyait trop… et puis tu es là, dans ma main. Il le pose doucement dans son autre main. Tout à coup il rit et appelle les autres. Maîtresse, venez voir. Il m’a adopté ! Il rajoute gravement. « Mais je suis un garçon moi aussi ! » L’animal a enserré la main de l’enfant et il sent nettement les minuscules mais efficaces pelotes se mettre en place comme un étau. Quelqu’un intervient « Tu devrais te mettre à chanter pour le prévenir qu’il se trompe ! » Et le petit prend cela très au sérieux et fait avec sa bouche un petit bruitage très doux tout en desserrant avec difficulté l’étreinte des pattes. « Maîtresse, ça fait un drôle d’effet ! Il est vachement costaud ! » Tout près, un pic martèle. le bruit est rapide et sonne comme un cri de joie.
7. Le temps se lève. C’est comme si un voile gris était retiré. La lumière rebondit sur le lac en faisant des ricochets. Les boites se remplissent. La petite au bonnet rouge regarde avec fascination l’énorme animal à deux têtes. Elle sait qu’on le nomme amplexus et se répète ce drôle de mot dans la tête. C’est un amplexus, c’est un amplexus… C’est comme un bonbon qu’on suce, une petite ritournelle qui l’amuse. Elle tourne autour de l’amplexus et admire le double regard fendu, les deux têtes en écho. Le mâle est tout petit et a peu de pustules, la femelle est impressionnante par sa taille. Elle se dit que c’est sûrement la première fois qu’il va s’accoupler. En tous cas, il a l’air décidé à ne pas lâcher. Il sait que jusqu’à l’heure « h » il aura fort à faire. La petite fille essaie d’attraper le drôle de couple et elle est surprise par la vigueur de la réaction. « Maîtresse, maîtresse, i me pousse ! » Le mouvement est amusant, frénétique et énergique , un coup des pattes arrières bien appliqué qui a fait reculer la main de l’enfant. « Je sais, je vais t’appeler Buffo !» D’autres s’exclament et se reculent avec effroi. « Regarde, i’a une araignée. Elle est énorme ! » « Pourquoi i la mangent pas ? I z’aiment pas les araignées ? » Tout en sauvant délicatement l’araignée en la posant sur l’herbe, quelqu’un explique que pendant le migration, l’idée fixe, c’est d’avancer. Pas de manger !
Lui, Buffo, l’un des plus jeunes de la troupe, il se demande bien ce qui va se passer maintenant. Il y a toute cette agitation autour d’eux. Ils ont été sortis de leur cellule, manipulés à qui mieux mieux, entassés dans des caisses. Il y a tant de bruit autour d’eux. Qui sont ces animaux à pattes si agiles ? D’où vient ce tintamarre qui se fait bien au dessus d’eux ? On dirait qu’ils n’ont pas besoin de se cacher ou de se méfier de leurs prédateurs. Est-ce pour les bluffer, leurs prédateurs, qu’ils font tant de bruit, comme ces insectes qui prétendent être dangereux par leurs dessins ou leurs couleurs ? Où alors sont-ils si sûrs de leur pouvoir ? Et pourquoi ont-ils une odeur si forte et si désagréable ? ! Il se sent impuissant devant toutes ces questions et serre plus fortement ses doigts autour de sa partenaire. Il sait bien qu’il faudra sûrement qu’il défende sa prise alors autant se préparer. Tout cette commotion autour de lui ne lui fait pas perdre de vue l’essentiel. Il a son devoir à faire.
8 . Du fond de sa boite en plastique, juché sur son énorme compagne comme sur un ballon, il ne voit pas son congénère sur le passage piéton. Aplati comme carpette. Réduit à l’état de galette. Ecrabouillé.
Les porteurs de boites le voient et secouent la tête. A demi indignés, à demi fiers. Il n’y en a pas beaucoup sur la route. Ils en ont beaucoup dans les seaux.
La troupe marche maintenant sur le bord du lac. Les arbres sont encore dénudés mais on sent le printemps dans l’air plus doux. Les rochers scintillent dans une lumière pétillante. Un couple de colverts trouble la tranquillité de l’eau. Un rond dans l’eau de temps à autre trahit une présence furtive. Elusive. En passant, quelqu’un s’exclame et fait traverser la route dans le creux de ses mains à un couple en goguette. Quelques maisons se reflètent dans le lac mais l’endroit reste assez sauvage. Les rangées mélangées de conifères et d’arbres en branches font des festons sur les bords, à l’extérieur du lac comme à l’intérieur. On dirait d’immenses paupières bordées de leurs cils. L’eau frémit légèrement. On entendrait un petit clapotis. Des vagues minuscules rident la surface et accrochent la lumière. Le ciel est en lambeaux. Le paysage a une grande douceur. Le paysage a du caractère.
9. On est arrivé près de l’endroit convenu. Il ne faut pas piétiner les berges. Des consignes ont été données. Certains sont un peu inquiets. Un par un les prisonniers sont relâchés. Avec beaucoup d’égards. Non loin de l’eau. Le sous bois est humide et sent le sous bois. L’eau du lac est sombre et trouble. En regardant bien on voit les individus libérés ces jours ci. Seuls ou en amplexus. Immobiles pour la plupart, ils se confondent avec les pierres du fond de l’eau. Parfois on voit le mouvement gracieux et vif des pattes de derrière et l’individu se propulse plus loin. Une petite fulgurance élégante dans le lac. On voit aussi régulièrement une petite tête sortir de l’eau dans un petit bruit, juste une face de lune aux beaux yeux fendus et en regardant bien dans l’eau un peu trouble, on voit nettement le corps un peu arqué, les pattes bien tendues le temps de reprendre son souffle. Ils ont atteint le but de leur périple. Bientôt aura lieu l’accouplement. Là quand la femelle pond, seul le mâle qui a gagné sa place sur son dos fécondera de sa semence le long cordon qu’elle expulse. Respect de la reproduction, tous les autres mâles s’inclineront. Les enfants s’émerveillent. 6.000 bébés ou même plus, ça en fait ! On observe un moment la lutte acharnée de 2 mâles qui assaillent un autre déjà fermement installé sur une grosse femelle roussâtre. Les coups de pied sont vigoureux, l’eau bouillonne et résonne du combat silencieux. C’est une pyramide frémissante d’ acrobates … Pendant toute la période de la bête à deux têtes, cet amplexus qui n’est pas accouplement, ils tenteront leurs chance, parfois 3 ou 4 mâles sur une même femelle, essayant de décrocher celui qui est en place et qui va défendre son territoire… Une petite fille frémit en entendant que parfois la femelle se noie sous le poids de ses prétendants… Les garçons rigolent. Les messieurs font des blagues.
10. Le petit mâle qui est l’un des plus jeunes de la troupe est toujours bien amarré. Il n’a pas bien compris ce qui se passait et comment il est arrivé là, près de son lac. Mais il le reconnaît. Il entend la rumeur douce qui en vient, sent l’odeur caractéristique de ce lieu. Et il est chez lui. Il le sait, même s’il revient pour la première fois depuis qu’il en est parti… peu après sa naissance. Il va dans un instant s’aventurer prudemment vers cette eau si proche. Son corps si sec d’habitude, adapté à une vie terrestre, est recouvert depuis quelques jours de ce mucus qui lui donne son aspect luisant, sa peau n’est pas encore bien verruqueuse mais elle commence. Il est jeune encore et il espère revenir plusieurs fois dans cet endroit qu’il découvre. Il a bien vu que les excroissances de ses doigts qui n’étaient apparues que récemment avaient bien joué leur rôle. Il se sent bien solide sur son promontoire et prêt à défendre sa position. Il faut bien que l’espèce survive. Il jouera son rôle. « Bonne chance Buffo » murmure la petite fille au bonnet rouge qui ne l’a pas perdu de vue.
Sur le matelas de feuilles mortes, sur ce tapis épais, humide, coloré encore mais dans des teintes sourdes et d’une grande variété, on les pose un à un. On les recouvre de feuilles. Il est difficile de les repérer, les couleurs se fondent et se mélangent. C’est une palette riche où l’œil perd ses repères. On ne distingue presque plus les contours des uns et des autres. Les feuilles sont pleines de taches, de verrues, de pustules, d’aspérités, de dessins, de motifs. Les anoures sont discrets. Ils l’ont toujours été. Là, tout le monde a peur de faire un faux pas. Eux, ils sont retournés à leur monde qu’ils doivent bien partager avec les humains et que les humains devraient bien partager avec eux… Déjà on les perd de vue. Ils ont besoin d’un peu de calme et de repos pour reprendre leurs esprits. En général, on ne perçoit leur existence qu’à travers parfois leur chant, le plus souvent leurs restes sur nos routes. L’ action des bénévoles et des enfants est discrète aussi mais ils espèrent tous qu’elle est utile. Dans les yeux des enfants, il y a parfois de l’émerveillement. Dans les yeux de ces animaux mal aimés, on peut trouver en tous cas comme un grand mystère. Celui de la vie.
Aujourd’hui, on a fait traverser la route sans encombre à 217 crapauds communs pour qu’ils puissent aller pondre dans leur lac.
Le 29 mars 2006, écrit pour la Reine des crapauds et pour Max qui a participé à l’opération…!